« Depuis que je suis petit, j’ai une espèce de maladie : toutes les choses qui m'émerveillent s’en vont sans que ma mémoire les garde suffisamment » constate Lartigue dans son journal de 1965. Cet émerveillement sincère l'a finalement conduit vers la photographie, une vocation que Lartigue n'a pourtant jamais considérée comme sa profession principale. Né à Courbevoie en 1894, Jacques Henri Lartigue se percevait avant tout comme un peintre. Cependant, en 1963, à l'âge de 69 ans, sa trajectoire prend un tournant décisif lorsque le Museum of Modern Art de New York lui consacre une exposition entière, mettant en lumière près de 100 000 clichés réalisés tout au long de sa vie. La même année, le magazine Life lui consacre un portfolio qui fait le tour du globe. Du jour au lendemain, ce modeste peintre français se retrouve, à sa propre surprise, propulsé au rang de star internationale.
Les photographies, soigneusement rassemblées dans cent trente-cinq grands albums de format 52 x 34 cm, couvrent une période allant de 1902 à 1986, formant ainsi un journal visuel qui embrasse presque la totalité du 20e siècle à travers ses 14 423 pages. Ce travail visuel remarquable est enrichi par de nombreuses citations issues du journal intime de Lartigue, ainsi que par la projection de deux films qui brossent son portrait, ajoutant une dimension encore plus captivante à l'intérêt suscité par le photographe. La quête photographique de Lartigue prend un départ aussi innocent que captivant. À l'âge de huit ans, le jeune Jacques Lartigue institue un rituel singulier qui lui permet de faire face à son hypersensibilité, un mélange d'angoisse et de joie de vivre : « J'ouvre mes yeux, puis je les ferme, et ensuite je les ouvre à nouveau, grands, grands, pour capturer l'image avec tout ce qu'elle comporte : la lumière, l'ombre, le plein et le vide, les couleurs ! La réalité de taille ! Et ce que je capture, c'est la vie en mouvement, palpitante et parfumée. [...] Ce matin, je capture de nombreuses images avec mon piège oculaire... Mon invention est un secret merveilleux... » Ce rituel, qui ressemble étonnamment au processus photographique, porte en lui une faille fatale : lorsque le jeune Jacques tente de reproduire ce qu'il pense avoir emmagasiné, sa mémoire le trahit. « Oh, comme je me sens malheureux ce matin !... Désolé, ennuyé, furieux [...], un peu désespéré : j'ai voulu contempler ma récolte, je pensais pouvoir tout coucher sur le papier [...]. Non, même avec mes crayons de couleur, ça ne fonctionne pas... » (Journal, 1900) C'est en 1902 qu'Henri Lartigue, le père du futur artiste, offre à son fils son premier appareil photographique, l'initiant ainsi à l'art de la photographie et aux mystères de la chambre noire. « Toutes les choses jolies, curieuses, étranges ou intéressantes me procurent tant de joie que j'en suis exalté de bonheur ! D'autant plus que je peux en conserver beaucoup, grâce à la photographie ! J'ai une collection formidable ! Commencée dès l'âge de sept ans ! Une collection que je peux sans cesse agrandir. » (Journal, Paris, octobre 1907) Dès lors, le jeune Jacques n'a de cesse de saisir sa vie d'enfant bercée par les vacances familiales et surtout par les inventions mécaniques de son frère aîné, Maurice, souvent surnommé Zissou. Thématiques de Lartigue Rouzat : En 1905, la famille Lartigue devient propriétaire du château de Rouzat en Auvergne. L'espace et la liberté qui y règnent offrent à Zissou, l'inventeur, ainsi qu'à son frère Jacques, le photographe, l'opportunité de mettre en lumière leurs talents. Il s'agit véritablement d'une école buissonnière qui leur permet d'explorer les éléments tels que le vent, l'eau et les reliefs du terrain. La complicité de toute la famille, des membres du personnel de maison et des artisans locaux, qui apportent leur savoir-faire, permet aux enfants de donner corps à leur imagination inventive. Pendant l'été, les « bobs » à roues (précurseurs des « karts ») de Zissou dévalent les pentes de la colline de Rouzat, capturés en plein élan par Jacques, témoin infatigable et parfois même pilote lui-même. Pour leurs batailles navales, les habitants de Rouzat construisent des engins aquatiques annonciateurs des futurs pédalos. Rouzat sert également de base aérienne où les enfants Lartigue tentent sérieusement d'imiter les pionniers de l'aviation. Ce goût de l'air libre caractéristique de l'époque se reflète dans les images dédiées aux sports et à la vitesse, qu'il s'agisse des premières courses cyclistes, des compétitions d'athlétisme, de natation ou de tennis. À l'âge adulte, Lartigue continue d'assister à des événements mondains et sportifs et pratique lui-même des sports réservés à l'élite, comme les sports de glisse (patinage et ski-jöring), qu'il découvre pour la première fois avec ses parents pendant l'hiver 1913 à Saint-Moritz. Le golf et le tennis font également partie de ses activités : « La balle arrive. La raquette l'attend avec ses boyaux tendus à l'extrême. Son bruit, à la fois sec, élastique et résonnant, envoie une vague de plaisir à travers tout le corps. S'engager dans un sport rapide, c'est vivre au cœur de la contrée fantastique des atomes de secondes. » (Journal, 1919.) Les photographies automobiles de Lartigue, captivées par les inventions qui ont marqué le début du XXe siècle, illustrent à la fois les premières compétitions sur route et sur circuit et les voyages en famille. Dans les années 1910 que Jacques Lartigue, alors adolescent, découvre un sujet qui le captive : les élégantes du bois de Boulogne. « Aux Acacias, il y a trois allées : celle des voitures, celle des cavaliers et le petit chemin des piétons, sous les arbres, appelé le 'Sentier de la Vertu'. C'est là que je guette, assis sur une chaise en fer, mon appareil soigneusement ajusté. Distance : de 4 à 5 mètres ; vitesse : fente du rideau 4 mm ; diaphragme : cela dépendra de quel côté elle arrivera. J'estime bien la distance à vue d'œil. Ce qui est plus délicat, c'est qu'elle ait un pied légèrement en avant au moment de la mise au point correcte (c'est ce calcul qui est le plus amusant)... Elle : c'est cette dame excessivement apprêtée, très à la mode, très risible... ou très belle, qui s'apprête peut-être à passer ?... De loin, parmi les promeneurs, elle brille telle une perdrix dorée au milieu d'une basse-cour. Elle se rapproche... Je me sens timide, légèrement tremblant... Vingt mètres... dix mètres... huit... six... clac ! Le bruit du rideau de mon appareil imposant la fait sursauter presque autant que moi. Cela n'a aucune importance, sauf si un monsieur à la voix puissante l'accompagne et, le regard furieux, commence à me saisir. À l'extérieur, je souris ; en dedans, certains jours, je suis plutôt mal à l'aise. Peu importe ; la seule chose qui compte, c'est la joie d'obtenir une nouvelle photo. La voix forte du monsieur, je la mettrai de côté ; peut-être garderai-je la photo. » (Journal, Paris, 29 mai 1910.) Tout au long de sa vie, sensible à la beauté féminine, il multiplie les flirts avant de rencontrer la fille du compositeur André Messager, Madeleine Messager, surnommée "Bibi" qui deviendra sa première épouse et la mère de ses enfants. Dans les années 1920, période des "années Bibi", Jacques Lartigue mène une existence bourgeoise et mondaine à Paris, ponctuée par des séjours sur la Côte basque ou la Côte d'Azur, et entrecoupée de longues séances de peinture. Ensuite, il tombe éperdument amoureux du mannequin Renée Perle, qui devient son modèle favori pendant deux ans. Il vivra d'autres amours avant de rencontrer, en 1942, Florette Orméa, qui demeurera sa compagne durant près de cinquante ans. « La joie et la gaieté féminines me soutiennent, et les chauds rayons d'un sourire féminin sont aussi éblouissants que la lumière du soleil à midi... ou que le silence. » En 1955, Lartigue consacre une journée à Cannes pour rendre visite à Pablo Picasso à sa résidence de La Californie. Durant cette journée, il le photographie plus d'une centaine de fois, en noir et blanc ainsi qu'en couleurs. Fidèle à sa nature, Picasso se prête au jeu avec aisance. Les clichés pris lors de cette visite chez Picasso dominent une grande partie de l'album réalisé à cette période. Durant ses dernières années, Lartigue se plaît à photographier son ombre, créant ainsi une série qu'il intitule « Pendant que j'ai encore une ombre », comme pour s'assurer de sa présence sur terre. « Mon ombre est une compagne, pas une amie. Elle ne partira pas, ne me suivra pas. » (Journal, Opio, 1981.) Lartigue et le Pays basque Il serait pratiquement impossible de caractériser ou classer l'ensemble de l'œuvre de Lartigue en quelques paragraphes, étant donné que ses photographies couvrent près de quatre-vingts ans. Cependant, en examinant attentivement ses clichés, qu'ils aient été pris au Pays basque ou ailleurs, nous pouvons discerner non seulement des thèmes récurrents — comme nous l'avons analysé dans les sections précédentes — mais également des pratiques répétitives. Les portraits, souvent pris sur les plages de Biarritz en noir et blanc, sont souvent des clichés où les humains jouent un rôle mineur : ils y sont souvent représentés comme des entités floues, sans visage car tournés dos à l'appareil photo, voire même sous forme de silhouettes. Alors que les êtres humains semblent modestes et insignifiants, l'attention du photographe se porte souvent sur d'autres éléments : phénomènes naturels, animaux ou même la technologie, comme nous l'examinerons dans un instant. D'autre part, les portraits, bien qu'ils soient relativement rares dans la période basque de Lartigue, sont entièrement centrés sur les humains, en particulier les femmes. Si les paysages étaient des instantanés simples capturant des moments du quotidien, une certaine mise en scène devient évidente dans les portraits. Parfois, les sujets photographiés de près regardent directement l'objectif. Même si le regard des personnes représentées semble être dirigé ailleurs, on peut discerner une sorte d'interaction entre elles et le photographe : leur posture, leur regard égaré, et en fin de compte, leur beauté sculpturale (comme le disait Baudelaire), provoquée par leur conscience d'être photographiées, attirent notre attention. Et malgré cela — ou peut-être grâce à cela, car parvenir à l'interaction photographe-sujet idéale n'est pas tâche facile —, ce sont les nombreux portraits californiens et niçois des années 1980 qui ont propulsé le photographe à la célébrité. Dans l'œuvre photographique de Lartigue, deux approches se croisent. Premièrement, il y a celle de la photographie documentaire, qui a rencontré un succès considérable auprès du public de l'époque, bien qu'elle n'ait pas été clairement définie. Comme le note la photographe Michelle Bogre dans son livre « Documentary Photography Reconsidered: History, Theory and Practice », la photographie documentaire « préserve notre histoire collective parce qu'elle est une preuve, un témoignage et une mémoire... Enracinée dans l'expérience humaine, la photographie documentaire humanise des situations qui, autrement, resteraient abstraites. Elle peut contester les stéréotypes et apporter de l'humour aux conditions humaines. » (Bogre, p. 15) En outre, nous rencontrons des portraits plutôt classiques, avec une mise en scène manifeste. Où pourrions-nous repérer des points communs entre ces deux approches ? C'est la présence de l'homme. Cependant, elle peut parfois être difficile à décrypter, surtout dans les paysages. L'individu - en tant qu'entité unique - ne revêt pas une grande importance pour Lartigue dans ces images, d'où son désir de dissimuler les visages. Ce qui prédomine, c'est plutôt l'homme dans le sens abstrait - celui de l'humanité en général - qui est omniprésent : qu'il s'agisse d'un groupe de personnes à la plage ou d'un homme tourné dos à la caméra. On le retrouve également à travers les traces inanimées laissées par l'humanité dans les photos : avions, voitures et autres inventions, architecture ou même les colliers des chiens domestiques. Cette dissimulation de l'identité des individus photographiés pourrait rappeler le travail de nombreux photographes documentaires contemporains ou postérieurs à Lartigue. Par exemple, aux États-Unis, Walker Evans, ou en Belgique, Harry Gruyaert. Ce dernier, surnommé le maître de la couleur, consacre également toute son œuvre à l'humanité. Tout comme Lartigue, il la représente de manière indirecte : à travers des silhouettes ou des figures floues et éloignées, ou encore à travers les traces que notre espèce laisse derrière elle. Une autre similitude apparaît lorsque nous comparons Lartigue et Gruyaert : les deux photographes cherchent à saisir la quiétude, l'équilibre, voire l'harmonie de la vie quotidienne. Chez Lartigue, un lien peut être établi entre la sérénité de l'âme et l'océan. Le décor des paysages, tout aussi important que le premier plan, peut témoigner à la fois de sa tranquillité et de sa sauvagerie (comme lorsque la vague s'écrase contre la jetée). Malgré l'intention de capturer l'harmonie de la vie quotidienne, une touche dramatique et théâtrale se dégage du contraste entre les tons sombres (la terre) et les tons vifs (l'océan). Il est difficile de dire si ce contraste absolu est simplement le résultat de la photographie en noir et blanc, qui ne laissait que peu de choix en matière de sur- ou sous-exposition, ou si Lartigue, en photographiant l'océan scintillant en arrière-plan et les silhouettes sombres en premier plan, le faisait avec une intention délibérée. Peut-être cherchait-il à nous transmettre quelque chose, comme le suggère la photographie de sa femme Madeleine près d'une colonne : presque toute l'image est constituée de tons clairs, y compris la silhouette féminine, ce qui atténue les dernières traces de tension. À première vue, Lartigue n'est ni un photojournaliste, ni véritablement un photographe documentaire. Alors, qui est-il ? Comme nous l'avons mentionné, Lartigue se considérait avant tout comme un peintre, et la photographie était pour lui un moyen efficace de préserver des souvenirs qui auraient autrement disparu. Les similitudes avec Gruyaert sont frappantes, car ce dernier part lui aussi sans objectifs précis lorsqu'il se promène avec son appareil photo en ville. Comme il le décrit, il aborde la photographie sans but prédéfini, capturant des images par instinct, sans commentaires ni interprétations. Les questions sociales et politiques ne l'intéressent pas, et l'exotisme lui est étranger. Le seul moment où l'on peut percevoir une touche d'exotisme - ou une forme de théâtralité - c'est dans les photographies mises en scène, les portraits d'hommes et de femmes dont le regard semble perdu, devenant plus tard l'une des caractéristiques du photographe. Si une certaine théâtralité se retrouve dans ses paysages documentaires, elle n'est guère liée à l'homme, mais plutôt aux phénomènes naturels : les vagues, le vent, le soleil, ou à la technologie, comme un avion. L'art de Jacques Henri Lartigue est un captivant voyage dans le temps, figeant avec une sensibilité unique l'éphémère beauté de la vie quotidienne et celle d'une intimité à peine esquissée.
Milan, Italie (juin 2022)
R. Gabriel Karkovsky est photographe. Il est également l'auteur d'articles sur le cinéma et la photographie, de scénarios, de nouvelles et de poèmes.
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